8
— Que se passe-t-il, Azilis ? Tu es livide ! dit Kian.
— Je suis désolé de vous apprendre cette terrible nouvelle, soupira l’aubergiste.
La bouche sèche, elle articula en latin :
— Ambrosius Aurelianus est mort.
L’incrédulité se peignit sur le visage de Kian.
— Mais quand ? Comment ?
Elle répéta mécaniquement ces questions en breton. L’aubergiste happa un tabouret et, sur leur autorisation, s’assit à leur table.
— C’est arrivé il y a cinq jours. Vous venez tout droit de Gaule ? Oui, ça explique que vous ne soyez pas au courant. Un véritable coup du sort. Dès qu’il a appris que les Angles et les Saxons s’étaient alliés et projetaient une attaque en force, le roi a fait prévenir les clans puis il est parti inspecter les frontières. Là, il a été blessé. Presque rien, une entaille à la cuisse au cours d’une escarmouche. Il n’y a pas pris garde, la plaie s’est infectée. Dix jours plus tard il était mort.
— C’est épouvantable, murmura Azilis qui avait traduit pour Kian au fur et à mesure. Nous avons fait tout ce voyage pour rien.
L’aubergiste la regardait avec curiosité.
— Je vois que la mort de l’Amherawdyr vous affecte particulièrement. Êtes-vous de ses proches ?
— Non. Mais nous voulions le rencontrer. Nous avions à… à remplir une mission auprès de lui. Nous arrivons trop tard.
Kian avait retrouvé son impassibilité. Il prit la main d’Azilis.
— Le roi a bien un successeur. Un fils, un neveu, un frère. C’est à lui que nous remettrons Kaledvour.
— Qui lui succède ? demanda-t-elle à l’aubergiste. Tu semblais dire que personne n’avait été désigné.
— Le conseil ne s’est pas mis d’accord. Malheureusement, le roi ne laisse pas d’héritier légitime. Certains clans soutiennent Cador de Domnonia parce qu’il descend de l’empereur Maxime[55]. Mais c’est un petit roi du sud qui n’a pas fait ses preuves et que l’Église espère sans doute manipuler à son gré. Les guerriers – et le peuple – soutiennent Arturus, le fils naturel d’Ambrosius. Il est dux bellorum. C’est le plus grand de nos chefs de guerre. Sans sa cavalerie, nous serions déjà asservis par les Saxons.
— Le problème, fit Azilis qui se rappelait les mots prononcés par l’homme quelques minutes plus tôt, c’est que cet Arturus est un bâtard.
— La belle affaire quand il s’agit de sauver le pays !
Elle but un peu de vin, l’esprit encore engourdi par la nouvelle. Arturus… N’était-ce pas l’homme sous le commandement duquel servait Caius ?
— Cet Arturus, avait-il son campement dans le nord du pays ?
— Tout à fait. Il n’est revenu vers le sud que récemment. Il siégeait au conseil.
— Et maintenant ? Sais-tu où nous pouvons le rencontrer ?
L’homme grimaça. Il désigna Kian du menton.
— Votre époux y parviendra peut-être, mais vous, ce sera difficile.
Son époux ? Azilis ne chercha pas à détromper l’aubergiste. Quelle importance ? L’homme se pencha vers Azilis et dit à mi-voix, comme s’il avait oublié que son auberge était vide :
— Arturus a réuni ses armées au camp fortifié de Sorviodunum[56] pour contrer l’avancée des Saxons. Leurs troupes déferlent sur l’ouest. C’était le sujet de toutes les conversations, hier soir et ce matin. On parle d’une armée de plusieurs milliers d’hommes. Les Loups des Mers se sont unis sous un seul chef. Un nommé…
— Aelle, murmura Azilis. Aelle, roi des Saxons du Sud.
L’aubergiste la contempla avec surprise. Des perles de sueur luisaient au-dessus de sa bouche. Il les essuya d’un revers de main.
— Ah, fit-il. Vous savez ça. Ambrosius ne pouvait pas mourir à un pire moment. La nouvelle a dû rendre ces maudits barbares fous de joie. Et le moral compte dans les batailles.
Kian s’impatientait. Azilis lui résuma la situation.
— Nous avons raté Arturus à un jour près, conclut-elle. Si Luna ne s’était pas blessée…
— Quand je pense que ces chiens sont en marche à quelques milles au nord ! soupira l’aubergiste. Et il reste si peu d’hommes pour défendre la ville !
Il se leva et ajouta en se tordant les mains :
— Si peu d’hommes pour défendre le pays.
— Fais-nous réveiller demain dès l’aube, dit Azilis en se levant à son tour. Et fais aussi préparer nos chevaux. Nous partirons au lever du jour.
Ils rejoignirent leur chambre. Kian déposa Kaledvour près du lit puis commença à se déshabiller.
Incapable de rester en place, Azilis arpentait la pièce en se rongeant l’ongle du pouce. Elle s’arrêta finalement et posa la question qui la hantait depuis de longues minutes :
— Crois-tu qu’Aneurin aurait donné Kaledvour à Arturus ?
— Il n’y a rien d’autre à faire, non ? À qui veux-tu la donner ?
— Je ne sais pas. Aneurin a forgé son épée pour l’offrir au Haut Roi, pas à un simple chef de guerre.
— S’il gagne la guerre, Arturus sera roi.
— Et s’il perd ?
— Alors cela n’aura plus d’importance.
— Et si ce n’est qu’une brute, juste capable de tuer des hommes sur les champs de bataille ? Ce n’est pas ce qui fait un roi.
— Il n’y a personne d’autre, Azilis. Qu’est-ce que tu veux ? Que je garde Kaledvour ?
Elle le rejoignit sur le lit. Il paraissait sur le point de s’endormir mais il ouvrit les yeux lorsqu’elle se glissa contre lui.
— Je crois que Caius sert sous ses ordres, murmura-t-elle. Dans l’une de ses lettres il parlait de lui avec admiration, mais je ne me souviens plus de ce qu’il disait précisément. Que c’était un grand meneur d’hommes, je crois. Un fabuleux guerrier.
— Tu vois…
— Est-ce que Luna pourra faire le voyage ?
— Oui. Sa blessure est légère.
Il l’attira doucement contre lui, l’embrassa.
— N’hésite pas. N’y pense pas. Une fois encore, nous n’avons pas le choix.